Houdart (S.)

Compte-rendu de la journée d’étude « Le savoir architectural »

A l’EHESS, CNRS UMR 7535, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, publié sur le site de Artmap, un collectif de chercheurs (anthropologie, histoire des sciences, arts visuels),1er décembre 2006.

décembre 2006 / Actes de colloque

Background

Les laboratoires, tout comme les pratiques scientifiques, constituent des champs d’investigation anthropologique et sociologique depuis le début des années 1970 : des chercheurs, formés au travail de terrain, ont alors pénétré dans les laboratoires et se sont appliqués à décrire et analyser dans le détail les différentes étapes au travers desquelles les faits scientifiques viennent à l’existence. Depuis lors, les dispositifs tant sociologiques, politiques que techniques qui sont constitutifs de la vie de laboratoire(1) ont fait l’objet de multiples recherches. Tandis que l’épistémologie se préoccupe davantage des discours sur la science (des théories, par exemple) et envisage les faits scientifiques dans un état de relatif achèvement, les études en sociologie et anthropologie des sciences considère la science en train de se faire : écartant les notions d’objectivité, de vérité qui polluent les discours scientifiques par leur redondance et leur incapacité à rendre compte de ce qui se passe réellement dans les laboratoires, les sociologues et anthropologues des sciences observent le travail à la paillasse, l’ensemble des opérations, tant techniques que sociales, qui sont le lot quotidien des chercheurs. En prêtant une attention soutenue, à travers un travail de terrain, aux processus par lesquels les faits scientifiques et les expériences sont construits, l’anthropologie des sciences ne réduit pas les pratiques scientifiques à certaines de leurs composantes sociales mais leur rend leur complexité essentielle.

Durant ces dernières décennies, l’idée selon laquelle les opérations techniques, quelle que soit leur nature, puissent être décrites et analysées au moyen des outils développés par les science studies a été étendue à d’autres champs que le champ scientifique : le champ artistique, par exemple. Dans le domaine de l’architecture, c’est aux architectes eux-mêmes que l’on doit d’avoir ouvert, en France notamment, des recherches sur les processus architecturaux (2). Faisant valoir l’essentielle complexité de la conception architecturale, Philippe Boudon et son équipe ont ainsi fondé « l’architecturologie » qui doit permettre, au-delà des « points de vue globalement monovalents (logicisant, sociologisant, psychologisant) », de réintégrer et « d’aborder de front » « une multiplicité de points de vue, qui ne sont pas hiérarchisables d’emblée ». Et de poursuivre : « Dans son travail, l’architecte réunit ce que chacun des points de vue sépare. Ainsi faut-il plutôt envisager la conception comme un système complexe, pouvant être rendu intelligible par un travail de modélisation a priori, plutôt que comme l’addition de différents points de vue réducteurs dans une sorte de conjonction alchimique »(3). L’entreprise vise, au-delà même de l’architecture, à constituer la conception en objet de connaissance(4).

Cherchant à dépasser les visées modélisatrices ou normatives contenues dans ce programme architecturologique, Michel Callon, sociologue et représentant des science studies, a invité, dans un article qui date d’il y a déjà plus de dix ans(5), les chercheurs en sciences sociales à aller voir, véritable mot d’ordre pour « soumettre à l’analyse empirique » le travail de création et de conception. Décrivant l’architecture comme une « ingénierie hétérogène », un processus collectif, en cela un « art de la négociation et du compromis », Michel Callon convie à écouter et suivre les acteurs au travail plutôt que d’intérpréter ce qu’ils disent ou ce qu’ils produisent.

Il s’agit, dans cette perspective, de considérer davantage les pratiques architecturales comme des scènes expérimentales, relatives à un contexte, liées à un collectif singulier, qui montrent des associations ou arrangements, négociations, controverses entre des dispositifs techniques, etc. Pas de « scénarii prévisibles »(6), donc, mais de la diversité que l’on ne veut pas réduire trop vite.

La méthode ethnographique, en la matière, est prometteuse. Elle offre le fameux regard distancié auquel l’anthropologie tient tant. Au-delà d’une analyse qui expurgerait les humains des dispositifs techniques de conception ; au-delà, également, d’une sociologie qui, préoccupée des seuls architectes, expurgerait de ses analyses les dispositifs techniques : il s’agit d’approcher le savoir architectural par l’observation des processus matériels, triviaux peut-être, qui sont le propre de la pratique ; de privilégier, suivant l’expression de Dominique Vinck, les « tâches techniques ordinaires et leur complexité »(7), plutôt que les objets finis, d’analyser le en train de se faire, pour reprendre une terminologie maintenant classique, plutôt que le fait. Ou encore, de chercher à expliciter « les caractéristiques fortes des conditions de savoir », lisibles dans la « révolte des choses discrètes » plutôt que dans les grandes théories(8).

Les intervenants qui ont pris part à cette journée d’études ne sont pas tous anthropologues ni ethnographes. Mais l’histoire de l’architecture présente ici, par exemple, est une histoire qui n’omet pas les objets ni les procédés techniques, mais retrace au contraire avec une grande minutie les conditions matérielles dans lesquelles, à un moment donné, des formes de savoir se sont élaborées. Quel que soit le point d’entrée retenu (historique, sociologique, anthropologique), le plan, la maquette, la représentation en perspective, n’apparaissent jamais comme de simples « représentations », mais entrent activement dans les processus de conception.

Foreground…

Dispersion du processus de fabrication, importance des opérateurs techniques

Histoire des techniques de captation et de transmission de l’image architecturale (Mario Carpo) : l’image en perspective, associée aux techniques nouvelles de l’impression = une image à laquelle on peut faire confiance, fidèle et fiable. / l’image numérique, en vis-à-vis, représente une véritable révolution iconique. La captation de l’image, en effet, ne change pas ; mais son enregistrement et sa diffusion, si : l’image numérique ne se conduit pas, dans sa diffusion, comme une image (modèle de l’empreinte) mais comme un fichier (file). Cette propriété technique a des conséquences importantes sur le travail des architectes, notamment sur la notion d’auteur : comment autoriser la reproduction d’un dessin sur lequel peuvent intervenir simultanément plusieurs architectes (versioning) ? Quelle part faire aux concepteurs graphiques, qui conçoivent (savent ?) parfois plus vite que les architectes ou les ingénieurs structure (Axel Sowa) ? C’est le paradigme albertien de l’auteur qui se trouve mis à mal, et qui entraîne avec lui un renouveau des liens qui unissent le concepteur, l’utilisateur et le producteur.

Ce renouveau se lit fort bien également dès que l’on approche de pratiques du projet spécifiques, comme peuvent l’être celles des concepteurs lumière (Sandra Fiori). La production des images (de nuit), dévolues essentiellement à la communication, s’articule ici de manière inédite aux essais sur site ou aux manipulations concrètes de la matière lumineuse. En l’absence de code graphique institué, les concepteurs lumière empruntent des codes iconiques à l’ingénieurie optique mais aussi aux effets spéciaux cinématographiques. Par ces moyens combinés, ils interrogent comment un bâtiment en devenir peut se comporter, les effets qu’il peut produire.

Imitation, reproduction, transmission

Question de la transmission d’un savoir ou d’une pratique (Manuel Royo). L’examen de la maquette de Rome par Paul Bigot permet de saisir le moment d’un régime de savoir architectural à un autre. De la reproduction par le dessin, qui vaut savoir, à la fabrication de la maquette qui donne libre cours à tout ce qui est périphérique à l’image (détails, polychromie, personnages…) : c’est toute la validité de la représentation qui change. Créer des ambiances, donner à l’image une narrativité – ce sont quelques-unes des propriétés que l’on retrouve dans les rendus en perspective contemporains.

Un cas d’agence (Rem Koolhaas) permet d’appréhender d’une autre manière le savoir architectural comme recollecte de l’histoire (Albena Yaneva) – ou comment le passif d’un projet (les dossiers) est mobilisé dans la pratique. C’est l’archéologie du projet même, ici, qui permet sa redécouverte, par la constitution d’un répertoire de solutions pratiques.

Comparaison avec les méthodes de projection et de reconstitution en archéologie (Emmanuel Grimaud). L’archéologie, c’est anticiper les architectures potentielles, en déterminant des formes par reconnaissance de « traits » (tout ce qui jaillit d’une tranchée). La reconstitution architecturale consiste en la recherche de traits clairs.

Architecture comme science d’action (Axel Sowa). Comment obtenir des connaissances à partir de la suite de singularités et plaidoyers héroïques qui sont le lot de la production architecturale contemporaine ? Reconsidérer le terme de créativité. Faire place aux trouvailles, aux inventions techniques, féliciter les joints de silicone, les sprintlers, etc. Produire un savoir en architecture, c’est inscrire des connaissances dans une généalogie dont on n’efface pas les termes.

Hypothèses, expérimentation, dispositifs de preuve

La question du contenu (Emilie Gomart) : les architectes comme des concepteurs d’images (Rem Koolhaas version AMO). Comment produire une image dont on peut dire qu’elle n’a aucun contenu ? / l’aura du projet. Isoler, dans la pratique architecturale, la fabrication d’images : Koolhaas n’est pas dans le paradigme de la démonstration, pas dans l’ordre de la conviction, mais dans la sphère de l’expérimentation. L’image n’est pas un argument, elle n’est pas destinée à « faire un point » ni donner une raison ; la question est plutôt de faire subir aux images et à ceux qui les produisent des épreuves d’accommodation, en expérimentant des configurations mobiles. Des « piles d’ingrédients ». L’architecte comme faisant de la politique, mais une politique qui ne consisterait pas à trancher, agir : plutôt qui chercherait à s’accommoder à des situations d’incertitude, à remettre à plus tard.

Autre manière d’expérimenter : avec les matières et les instruments (Albena Yaneva). Extraire une idée de la mousse et de sa grande plasticité, tirer partie de l’instabilité du matériau de conception de la maquette, etc. / Paul Bigot et ses maquettes en argile, plâtre, bronze (Manuel Royo), qui use de procédés qui relèvent de la sculpture (le modelage et la fonte).

Dans le cas des pratiques archéologiques (Emmanuel Grimaud), on voit, encore plus clairement qu’en architecture, comment les matériaux, la matérialité, déterminent les pratiques : se servir de la matérialité et de ses résistances comme embrayeur (à l’instar de Rem Koolhaas).

L’architecture n’apparaît pas dissoute, diluée ; mais elle est en tout cas incompréhensible sans des myriades d’autres acteurs et pratiques.

La contiguïté des cas d’études permet de contrevenir à un certain nombre d’oppositions courantes : entre représentations et pratiques, par exemple, ou entre conception et communication. L’observation des pratiques montre en effet qu’opèrent, bien souvent sur le même plan, des éléments de nature a priori hétérogènes : des matériaux de fabrication (la bronze, la mousse, le pixel…) peuvent être tout à la fois des concepts ou servir de plate-forme expérimentale ; on peut « extraire une idée de la mousse » dans le même temps que l’on fait l’archéologie de l’architecture moderne (Albena Yaneva) ; une image peut être surdéterminée ou bien sans contenu.

Voir en ligne : Artmap

P.-S.


(1) La vie de laboratoire - La production des faits scientifiques est le titre d’un livre de Bruno Latour et de Steve Woolgar (La Découverte : Paris, 1993) dans lequel les auteurs rendent compte d’une des premières ethnographies d’un laboratoire scientifique, réalisée au milieu des années 1970. Cette ethnographie est contemporaine de celles menées aux Etats-Unis respectivement par Michael Lynch (Scientific practice and ordinary action – Ethnomethodology and social studies of science, Cambridge University Press : Cambridge, 1997) et Sharon Traweek (Beamtimes and lifetimes - The world of High energy physicists, Harvard University Press : Cambridge, Massachusetts, London, 1988). Voir l’ouvrage d’introduction, très clair, de Dominique Vinck, Sociologie des sciences, Armand Colin : Paris, 1995.

(2) Pour un état des lieux des recherches sur la conception, vue sous l’angle des sciences cognitives, voir Mario Borillo et Jean-Pierre Goulette (dir.), 2002. Cognition et création – Explorations cognitives des processus de conception, Paris, Mardaga. Voir aussi Armand Hatchuel (ed.), 2007. Les nouveaux régimes de la conception (Cerisy, juin 2004), Paris, Vuibert.

(3) Philippe Boudon, Philippe Deshayes, Frédéric Pousin, Françoise Schatz, Enseigner la conception architecturale - Cours d’architecturologie, Editions de la Villette : Paris, 1994 : 75. Philippe Boudon, architecte enseignant à l’Ecole d’architecture de la Villette, est directeur du Laboratoire d’Architecturologie et de Recherches Epistémologiques sur l’Architecture (EAPLV).

(4) Les fondements des activités de conception et leur place dans les sociétés contemporaines constituaient le thème du colloque « Les nouveaux régimes de la conception » (Cerisy, juin 2004) : « Les sociétés contemporaines attendent beaucoup du futur. De multiples exigences pèsent sur les mondes à construire. En particulier, qu’ils émergent d’un renforcement des pratiques démocratiques. Quelle est la place des activités de conception dans ce mouvement ? Prendront-elles des formes collectives inédites ? L’architecte, l’ingénieur, le designer ou le chercheur s’inscriront-ils de façon commune ou divergente dans ces mutations ? Faut-il s’attendre à de nouvelles figures de la conception ? »

(5) Michel Callon, 1996. « Le travail de la conception en architecture », Situations - Les Cahiers de la Recherche Architecturale, vol.37 : pp.25-35.

(6) Michel Callon, 1997. « Concevoir : modèle hiérarchique et modèle négocié », in Michel Bonnet (ed.), L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe (www.urbanisme.equipement.gouv.fr/cdu/accueil/elabproj/somm).

(7) Dominique Vinck, 1999. Ingénieurs au quotidien – Ethnographie de l’activité de conception et d’innovation, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

(8) Peter Sloterdjik, 2005. Ecumes – Sphères III, Paris, Maren Sell Editeurs : 64 et 30.