Godier (P.), Mazel (C.)

Les enjeux de l’expérimentation dans l’habitat durable

Les « diversités » à Bordeaux

Rencontre Ramau, 25 novembre 2011 : "Les pratiques de conception architecturale et urbaine : évolutions et perspectives face aux enjeux du développement durable", Grande Arche à La Défense. Version longue de l’article paru dans Métropolitiques.

Pour illustrer le thème de la conception architecturale et urbaine face aux enjeux du développement durable, versus réception par les acteurs, nous avons choisi une opération expérimentale de 121 logements construits dans un quartier péri central de Bordeaux et baptisée Diversités. Cette opération lancée bien avant le Grenelle de l’environnement (1999), ce qui la classe hors label éco-quartier, intègre néanmoins deux objectifs, et non des moindres, de la durabilité : la densité et la mixité sociale. Avec un enjeu local fort, celui de montrer par la réalisation d’une opération habitat dense et divers (d’où son nom de baptême) en milieu urbain qu’il existe des alternatives à l’étalement pavillonnaire (un état de fait particulièrement fort dans la région bordelaise).
En termes de leçons à tirer d’une telle expérience, deux ans après son achèvement, le cas des Diversités montre que le plus difficile dans la manière de concevoir et vivre l’expérimentation en matière d’habitat est de sortir des routines, se décaler, fédérer dans le temps un véritable collectif de travail pour surmonter les obstacles culturels, professionnels et relationnels. Le manque d’articulation entre le moment des interrogations architecturales urbaines et sociales et le moment du chantier et de la réalisation, entre le culturel et l’opérationnel, a pour effet d’obérer comme le montre cet exemple la réception du projet auprès des habitants et plus largement auprès de l’ensemble des acteurs de cette opération.
Après avoir situé dans un premier temps, les Diversités dans son contexte, décrit ses principales composantes, à la fois spatiales, formelles et matérielles et détaillé le système d’acteurs, complexe, qui a permis sa réalisation sur 10 ans, nous aborderons ensuite les mécanismes de réception du « produit » habitat par les habitants, avant dans un troisième temps d’analyser les effets du processus d’expérimentation sur cette même réception, plus largement, auprès des différents publics (riverains, opérateurs, architectes, maître d’ouvrage, etc.).

1 - L’opération dans son contexte


a - Un programme national de réalisations expérimentales

Le projet expérimental bordelais dit Les Diversités s’inscrit au sein du programme de recherche initié au milieu des années 90 par le PUCA -Plan Urbanisme Construction Architecture-. Face à la faible présence des architectes au sein de l’un des plus importants marchés du bâtiment -la maison individuelle-, une étude exploratoire est confiée à Pierre Lajus, architecte à Bordeaux et Gilles Ragot, enseignant chercheur à l’Ecole d’Architecture et de Paysage de Bordeaux. L’objectif est de comprendre cette situation, d’en établir l’état des lieux et d’identifier les mécanismes et les blocages qui ont conduit à l’état de ce marché. A l’issue de ce travail, un rapport est rendu en 1997 intitulé "L’architecture absente de la maison individuelle". Suite à ce constat, différents acteurs -élus, architectes, aménageurs- se mobilisent pour renouveler les quartiers d’habitation et proposer des formes urbaines innovantes au travers de la réalisation de huit opérations expérimentales : le Domaine de Sérillan à Floirac (33), la Cité de Petit Bétheny à Reims (51), les Villas du Pré-Gras à St Nazaire (44), les Jardins de la Pirotterie à Rezé (44), la Cité Manifeste de Mulhouse (68), Soleil Intérieur à Lille (59) et Côté Parc à Tourcoing (59). En 1999, au sein du programme "Le futur de l’habitat", le PUCA lance un appel d’offres de recherche et sélectionne une vingtaine de chercheurs pour mener les évaluations de ces opérations. PAVE est retenu pour travailler sur les sites de Bétheny et Bordeaux.


b - Les Diversités à Bordeaux

En 2000, en partenariat avec le centre d’architecture bordelais Arc en Rêve -médiateur culturel menant des actions de promotion de l’architecture contemporaine depuis plus de vingt ans -, le PUCA et Domofrance -entreprise sociale pour l’habitat très active et commanditaire régulier pour les architectes- décident de développer une opération innovante et expérimentale visant le renouvellement de l’offre d’habitat individuel. Deux sites sont désignés sur l’agglomération bordelaise : l’un dans le quartier de Sérillan à Floirac, en zone périurbaine, l’autre à Bordeaux dans le quartier de La Grenouillère classé en zone urbaine au POS.

Sur ce second site, l’objectif est de proposer des logements mieux adaptés aux besoins des familles contemporaines tout en privilégiant des formes d’habitat individuel plus denses, écologiquement plus vertueuses et susceptibles d’attirer en ville une population qui adhère à un mode vie urbain. La localisation du terrain, entre le boulevard et le centre historique, et les nouveaux aménagements urbains liés au tramway font de l’ensemble une opération au cœur des mutations bordelaises. La volonté de la Communauté Urbaine et de la municipalité est d’y développer un quartier emblématique qui se greffe sur l’existant tout en proposant de nouvelles typologies d’habitat individuel associées à des espaces extérieurs paysagés de qualité. L’échoppe, forme traditionnelle d’habitat bordelais, se pose comme référent à renouveler. Livrés en 2009 pour les derniers, l’opération compte 121 logements réalisés par 7 équipes d’architectes : Bernard Bühler, Florence Champiot, Sophie Dugravier & Emmanuelle Poggi, Patrick Hernandez, Raphëlle Hondelatte & Mathieu Laporte, Nathalie Franck et David Pradel. Ces équipes ont d’abord travaillé ensemble sur les terrains de Floirac et Bordeaux avant d’esquisser des scénarii de projets pour faire programme puis ont individuellement conçu leurs propositions de logements.

c - Architecture et typologie de logement hybrides

Du fait de leur mode d’implantation -habitat individuel intermédiaire- et de leur architectonique atypique, ces logements incarnent une nouvelle génération d’habitat, hybride urbain qui s’apparente à des « appartements individuels ». En matière d’organisation intérieure, l’originalité est recherchée. La typologie du triplex donne ainsi l’occasion de remettre en question la répartition traditionnelle des pièces : dans le projet Hondelatte-Laporte, des chambres sont situées au niveau de l’entrée et la cuisine se retrouve en partie sommitale en lien avec une terrasse panoramique ; dans celui de Franck, la pièce à vivre se retrouve entre deux niveaux de chambres pour offrir plus d’autonomie d’usage à la pièce du rez-de-chaussée en lien avec un rez-de-cour.

Dans les dispositions plus classiques -pièce à vivre au premier niveau, chambres dans les étages-, l’ouverture de la cuisine sur la salle à manger privilégie le volume à habiter et met de côté la traditionnelle scission cuisine/pièce à vivre. Souvent, un espace sans affectation est mis en œuvre : porche ouvert sur le jardin tel un jardin d’hiver -Pradel et Champiot-, clocheton panoramique sur les toits de l’opération -Hernandez-, volume serre-espace non chauffé fermé en prolongement du logement -Hondelatte-Laporte et Champiot-.

La volonté d’un habitat bénéficiant de surfaces extérieures privatives est également présente, preuves en sont les terrasses sur le toit, jardins de pleine terre, loggias, patios et jardins d’hiver tour à tour proposés. L’architecture est radicalement contemporaine : les repères sont brouillés par l‘usage de matériaux issus de l’industrie -métal, verre, polycarbonate, béton- et les formes sont souvent en rupture avec les représentations populaires de la maison.

Ponctuellement toutefois, certains projets recourent au bois pour adoucir une architecture sans concession à l’égard des traditions et de la tempérance bordelaise mais aussi des codes domestiques habituels de l’habitant lambda.

L’idée d’hybridation se retrouve également dans le peuplement de l’opération où la mixité est visée avec des accédants locataires et propriétaires. Leur statut « est impossible à reconnaître depuis la rue » car l’architecture et la localisation des logements ne sont pas distinctes des autres.

2 - La réception des habitants

Si l’on examine les mécanismes de réception pour l’ensemble des résidents, il faut d’abord prendre en compte la variable statut d’occupation qui est la plus discriminante en la matière : propriétaires/locataires, acheteurs sur plans ou après visite, emménagement en cours ou en fin de chantier, etc.
Les locataires s’estiment globalement satisfaits d’occuper un logement neuf à proximité du centre-ville, ce qui au vu des prix du marché se conçoit assez bien. Leurs incertitudes se portent plus sur la correspondance entre habitat et modes de vie que sur la vie collective. Les problèmes de fonctionnalité et d’usages (on est sur des maisons verticales) ; les problèmes de vis-à-vis (baies vitrées, loggias) s’imposent avant toute considérations d’image ou d’identité du lieu. Les propriétaires apparaissent, quant à eux, plus soucieux de l’harmonie sociale, avec la crainte de dérapage dans les usages (la question des interfaces entre voisins, passants, citadins est plus évoquée).
Ils ont en commun, le sentiment d’une expérience commune, d’être en quelque sorte des pionniers qui de ce fait ont à faire face au scepticisme ambiant de leurs proches (amis, parents) vis-à-vis d’un environnement qui bouscule les codes culturels et esthétiques, mais qui en tirent aussi un motif de distinction. Il s’agit donc avant tout pour eux d’apprivoiser leurs espaces de vie, autrement dit, ce sont les mécanismes d’appropriation d’un habitat vécu et perçu comme expérimental qui déterminent en grande partie leurs réceptions.

Deux éléments de la conception restent cependant en débat (au moment de l’enquête) : la densité et la transparence. La proximité physique des logements et la transparence visuelle imposent en effet aux habitants de cadrer au mieux leurs relations. La singularité du lieu, le fait qu’il matérialise une manière d’habiter autrement, a favorisé dans un premier temps l’aspect dense de l’opération : une densité choisie et non subie. De fait, elle a même été porteuse de conversations, d’échanges entre résidents. Un noyau dur s’est même dégagé qui en a fait un argument identitaire, ce qui du coup a donné le ton aux autres. Le second élément concerne la transparence. Avec la profusion des baies vitrées qui perturbe la relation à autrui, c’est toute la mobilisation de systèmes qui filtrent le regard pour se sentir protégés qui est en jeu : utilisation de claustras, de canisse, de plantes, etc. C’est surtout le signe d’un déficit de conception assez durement ressenti.

Au total deux grands types d’attitudes se dégagent face au caractère expérimental de l’opération : celui des militants qui ont adhéré dès le départ à la conception architecturale du projet et revendiquent haut et fort un habitat qui fait figure d’aboutissement sur leur trajectoire résidentielle. Et puis les autres qui ont du mal à reconnaître et à nommer un objet « bizarre » et pour qui : « cela ressemble à une maison sans être une maison, faute de pouvoir faire le tour du propriétaire ». On est en quelque sorte dans un univers de classe moyenne qui aime la ville (le désir de ville, pour reprendre la classification de François Ascher), pour des catégories qui ne peuvent pas se payer les fameuses vieilles pierres bordelaises ou les quartiers les plus côtés, gentrifiés et souvent chers ; classe moyenne qui cherche une distinction par l’architecture et/ou par une localisation plus urbaine. Avec à l’arrivée le sentiment d’habiter quelque chose d’hybride et qui fait dire à beaucoup qu’ils habitent dans un « appartement individuel ». D’ailleurs, le terme d’hybridation qui caractérise la conception de cette opération peut-être considérée comme une expression propre au contexte de développement durable en matière d’habitat qui est en lui même hybridation des formes et des usages.

3- Processus et réception : désenchantement et insatisfactions des acteurs

a - le processus expérimental exacerbe les oppositions traditionnelles du secteur

Pour prendre en compte le retour sur expérience de cette opération, telle que l’a révélé l’enquête, il faut se pencher sur le processus d’expérimentation lui-même, en fonction des préoccupations qui sont les nôtres dans le cadre RAMAU. Si tous les acteurs soulignent l’intérêt de celui-ci par rapport aux intentions initiales, ils en indiquent surtout les malentendus et les incompréhensions qui ont accompagné l’action des uns et des autres tout au long et les a forcé à négocier de façon permanente. Au sein de la triade architectes - promoteur - médiateur culturel (Arc en rêve) - qui a constitué la structure porteuse du projet, les rôles ont dû être souvent redéfinis, ouvrant ainsi de nombreuses incertitudes, suscitant des attitudes plus craintives qu’innovatrices.
Ainsi, les architectes (9 architectes, 7 équipes) ont pu déplorer les exigences du maître d’ouvrage au moment de passer à la réalisation : abandon des dispositifs et détails architecturaux originaux au nom d’économies à réaliser et de la profitabilité à améliorer. Faute d’avoir su réguler la « situation de conception » qu’ils avaient accepter d’expérimenter et d’avoir tarder à s’ajuster, ce qui s’est traduit par un allongement du processus. La plupart considèrent néanmoins que ce fut : non pas expérimental mais exceptionnel, non pas exemplaire, mais un exemple intéressant, novateur et différent.
Pour le promoteur qui a été dans un premier temps enthousiasmé par le caractère expérimental, il a été de son propre aveu échaudé à la fois par le manque de coordination des architectes et par le défaut de compétences de certains d’entre eux en matière d’approche technique. Autant de faiblesses qui l’ont obligé à aller au-delà de ses prérogatives et à reprendre en main l’opération selon un schéma classique de maîtrise d’ouvrage/maîtrise d’œuvre/entreprises. Comme si la grande liberté laissée aux architectes pour concevoir un nouvel habitat avait été un handicap de base. Et que le passage des intentions conceptuelles vers la réalité constructive (négocier avec les collectivités locales, intégrer les contraintes d’un cadre budgétaire serré, s’ajuster au chantier) avait nécessité in fine le recours aux formes de production routinisées, balisées par les codes traditionnels.
Quant au médiateur Arc en Rêves, acteur clé de la première phase de réflexion, de programmation, de conception, caution culturelle de l’expérimentation, c’est plus l’incapacité de l’ensemble des acteurs à s’inscrire dans un cadre relationnel que la compétence technique elle-même, qui a affectée la phase de chantier, le moment de passage « du culturel à l’opérationnel ». Même si les résultats demeurent positifs malgré les insatisfactions. L’action a inscrit l’opération sur le registre identitaire et culturel d’une production urbaine et architecturale locale.

b - L’impensé de la coordination

D’autre part, l’absence de cadre concerté a ouvert le processus à d’autres acteurs : tour à tour, les riverains, les propriétaires résidents, les politiques ont problématisé à leur manière le cadre d’expérience de l’opération. Ainsi, les réactions exprimées par des riverains qui craignant la trop forte densité du projet se sont organisés en association pour déplorer urbi et orbi l’absence de concertation, redouter l’afflux de population et regretter le sacrifice de l’unique espace vert du quartier. De même, certains propriétaires se sont, du fait des nombreux reports de livraison, malfaçons, décalages entre plan et réalité, organisés eux aussi en association -« Les naufragés des Diversités »- et médiatisés leur contestation qui a gagné au final la sphère politique avec l’intervention du maire de Bordeaux. Certes, beaucoup de propriétaires ont condamné le caractère systématiquement oppositionnel de l’association, pour autant, la majorité d’entre eux a pointé les dysfonctionnements et l’inertie du promoteur. Tous ont considéré avoir été pénalisés et reviennent à l’idée que, comme l’or à la banque, la vieille pierre dans l’immobilier est certes plus chère mais plus sûre. Attractive en terme de prix, l’opération s’en est trouvée déqualifiée et son image de réalisation bâclée fait craindre aux propriétaires un impact sur sa valeur immobilière.

Ainsi, à tous les stades de l’expérimentation, c’est surtout l’impensé de la coordination qui a contraint le déroulement du projet. Contrairement aux grands projets architecturaux urbains qui révolutionnent les manières de faire et de fabriquer la ville, le laboratoire d’idées n’a pas été au rendez-vous, ni dans l’expression d’une production de savoirs, ni dans un projet politique orienté par une utopie ou une idéologie. Si l’opération comportait tous les ingrédients d’un projet d’exception : la transgression méthodologique du fait de la fusion programme-projet ; la morphologie qui allie densité et individualité ; l’ambition sociologique d’habiter de l’individuel en ville, ils ont été en grande partie ignorés. On a pensé que la toute puissance du concept proposé s’imposerait naturellement à tous que l’expérience du client, surtout de la part d’un grand promoteur, serait une garantie suffisante pour le passage au chantier et pour s’éviter des dérapages souvent observés. Les mécanismes régulateurs n’ont pas été pensés laissant faire la pratique et la routine de solutions déjà éprouvées en décalage avec les enjeux de l’expérimentation et son identité. De plus, la médiatisation de l’opération sur la scène locale et nationale n’a fait qu’accentuer le phénomène. Au final, si comme le révèle l’étude, l’ensemble des protagonistes s’accorde à regretter l’absence d’un système plus autoritaire et hiérarchique, c’est donc bien la capacité du milieu à produire des connaissances pour renouveler les pratiques et innover qui se trouve interpellée. Et puisque la logique d’un habitat durable est celle d’innover, on peut se demander si cette expérience est le signe avéré qu’un système autoritaire de management de projet est plus sûr dans ce domaine ou si, plus simplement, elle n’est que la conséquence d’une pensée faible du processus (une pensée à faible référentiel ou à référentiel froid pour reprendre le terme d’Yves Chalas).
Reste l’image d’une opération, désormais très visitée, focalisant l’attention du milieu professionnel grâce au parrainage d’Arc en rêve.

Patrice Godier : sociologue, Université de Bordeaux, Centre Emile Durkheim UMR 5116, laboratoire PAVE, ENSAP Bordeaux
Caroline Mazel : architecte DPLG, Université de Bordeaux, Centre Emile Durkheim UMR 5116, Laboratoire PAVE, ENSAP Bordeaux.

Bibliographie

 Mazel caroline, Tapie Guy (2010) Le logement du futur, vicissitudes d’une innovation in Espaces témoins, Lieux Communs les cahiers du LAUA, n°13.
 Chalas Y, « L’urbanisme à pensée faible », (2007), lrdb.fr, mis en ligne en avril 2007.
 Godier P, Tapie G (2008), « les projets urbains, générateurs de savoirs inédits » in Réalités industrielles. Hégémonie des villes », Annales des Mines.
 « Interprofessionnalité et action collective dans le métiers de la conception » (2001) Cahiers RAMAU, n°2, Paris, Éditions de la Villette.

Voir l’ensemble du dossierparu dans la revue Métropolitiques.