Rencontre RAMAU 2015 - Synthèse en ligne

Séminaire exploratoire du programme scientifique sur les formations

Synthèse du séminaire qui a eu lieu le 16 novembre 2015 à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette
1er décembre 2016

"Comment les formations contribuent-elles à réinterroger les métiers et activités de l’architecture et de l’urbanisme ? Comment, en retour, font-elles face aux mutations sociétales et à la demande sociale de formation ?" sont les deux grandes questions qui ont été explorées lors des Rencontres Ramau 2015. Nous proposons ici une synthèse des trois ateliers (L’enseignement de la conception spatiale et la pluridisciplinarité ; Les rapports entretenus par les formations avec les milieux professionnels ; Les dynamiques d’évolution des formations aux métiers de la conception spatiale) animés par Laurent Devisme et Patrice Godier, Véronique Biau et Gilles Debizet, et Corinne Sadokh et Bendicht Weber. La synthèse a été rédigée par Béatrice Durand.

ATELIER 1 | ENSEIGNEMENT DE LA CONCEPTION SPATIALE ET PLURIDISCIPLINARITÉ

L’interdisciplinarité est à la fois un enjeu de l’enseignement de la conception de l’espace et une expérience menée de longue date dans de nombreux cadres de formation. Elle est particulièrement liée à la démarche de projet. Si la pluridisciplinarité (la sollicitation de plusieurs disciplines) et l’interdisciplinarité (le croisement entre ces disciplines) sont réputées constitutives des métiers de la conception spatiale, voire un atout pour qui sait en faire une compétence, leur mode d’enseignement ne semble pas trouver de stabilité dans la durée, laissant souvent aux étudiants le soin de faire eux-mêmes la synthèse. Pour ce qui est de l’enseignement de l’architecture en France, cinquante ans après l’introduction des sciences humaines et sociales, les relations entre ce qui est aujourd’hui communément appelé « savoirs pour l’architecture » et « ateliers de projet » alimentent toujours beaucoup de pourparlers, sinon de perpétuelles luttes.

1. Les obstacles au rapprochement entre savoirs et conception
Plusieurs facteurs ont tendance à éloigner l’enseignement des sciences humaines et sociales de celui du projet. Les obstacles se veulent d’abord cognitifs : prosaïquement, le premier vise la connaissance (« comprendre le monde ») quand le second projette plutôt une action sur les territoires (« transformer le monde »). Les obstacles tiennent également aux modes de reconnaissance professionnelle respectifs : les enseignants de disciplines scientifiques sont amenés à faire valoir leurs travaux dans des circuits de diffusion autonomes, qui ne rencontrent pas forcément ceux des praticiens. En outre, en instaurant la semestrialisation et en favorisant la mobilité des étudiants, la réforme LMD de la fin des années 2000 a eu pour effet de renforcer le confinement des disciplines en accentuant l’émiettement des enseignements. Mais la principale raison de la séparation entre savoirs et conception est à chercher dans l’histoire : en France, le cas de l’architecture est spécifique puisque la réforme de 1968 renverse les cadres de la profession (abandon du concours d’admission au Grand Prix, du numerus clausus, regroupement en unités pédagogiques). De grands bouleversements fondateurs qui devaient, dans l’application de la réforme, s’accompagner d’un deuxième volet : la mise en œuvre d’un enseignement dit de « pratique professionnelle » fondé sur une interdisciplinarité en actes, supposant une transformation du mode d’exercice professionnel. Ce pan a donné lieu à quelques expériences ponctuelles (à UP1, UP6), a eu des échos en 1981 avec les ateliers publics, mais il ne s’est pas pérennisé. En ce sens, l’enseignement bipartite délivré aujourd’hui dans les écoles d’architecture se veut héritier du rejet de trois modèles : celui des Beaux-Arts, de l’université et de cette « pratique opérationnelle ».

2. Un décloisonnement des pratiques sans relais pédagogique stable
Certaines évolutions du milieu professionnel tendraient pourtant à voir coopérer savoirs et conception : côté opérationnel, le montage des projets architecturaux et urbains incite plutôt au décloisonnement des disciplines, qu’il prenne une voie technologique (BIM), démocratique (participation) ou plus globalement durable (expertise environnementale). Il n’est par exemple plus rare de voir des appels d’offre exiger l’implication de sociologues dans les équipes de maîtrise d’œuvre. Le mouvement des collectifs d’architectes, qui émerge dans le milieu des années 1990, met également fortement en avant cette dimension collaborative. Côté scientifique, la hausse du nombre d’architectes docteurs, futurs candidats à l’enseignement, pourrait atténuer la rupture entre les deux sur le long terme. Les actuels enseignants des sciences humaines et sociales dans les ENSA n’en restent pas moins confrontés au quotidien à un paradoxe : si les pratiques professionnelles et académiques s’ouvrent à la pluridisciplinarité, l’enseignement de l’architecture tend quant à lui à se rétracter sur le projet. Aussi la diversification des métiers est-elle à l’œuvre sur le terrain : les diplômés exercent des professions variées dans des agences d’urbanisme, des collectivités territoriales, etc. Pour autant, ces parcours différents et l’apprentissage qui pourrait les accompagner ne sont le plus souvent que le fait d’enseignants fortement impliqués, rendant cette structuration très fragile. D’un point de vue stratégique, cette absence de cadre stable est à mettre en regard avec la mise en place de formations interdisciplinaires assumées dans des établissements partenaires ou concurrents (semestres coopératifs au sein du Centre Michel Serres, rapprochement de l’ENSA de Nantes avec l’École Centrale de Nantes et Audencia (école de management), évasion de formations AMO nées en ENSA), ainsi qu’avec le recours croissant à une pluralité de métiers créatifs dans les opérations urbaines (paysagistes, design, scénographes, plasticiens, etc.).

3. Une difficile montée en généralité des expériences pédagogiques pluridisciplinaires
Depuis cinquante ans, les expériences pédagogiques pluri, inter et transdisciplinaires dans les métiers de la conception combinent dans une grande diversité les champs du savoir (histoire, sociologie, géographie, théorie, histoire, etc.), les acteurs (participation de citoyens, d’universitaires, d’étudiants d’autres domaines, etc.) et les finalités (engager des capacités d’écoute, d’initiative, de négociation, de gestion du temps ; comprendre les jeux d’acteurs, ce qu’on attend d’eux, etc.). Si on considère leur existence sur la durée, elles deviennent proliférantes, même si des dynamiques locales se dessinent (par exemple, ouverture à la sociologie à l’ENSA Bordeaux, à l’ingénierie à l’ENSA Grenoble ou Lyon). Reste qu’une généralisation demeure difficile : les coopérations pédagogiques tiennent le plus souvent à la motivation des individus. Elles restent ainsi dépendantes des forces en présence et très sensibles aux trajectoires personnelles des enseignants (mutations, départs à la retraite), comme à leurs affinités électives. La clarification des objectifs pédagogiques à toutes les échelles, du module d’enseignement aux programmes nationaux, ainsi qu’une mise en réseau dans le sillage de SHS Test (pour ce qui est des ENSA), apparaissent comme des pistes susceptibles de donner une assise plus solide à tout développement de la pluridisciplinarité. Cette recherche d’une plus grande lisibilité des apports entre savoirs et conception pourrait s’accompagner d’une recension d’initiatives de coproduction marquantes (passées et actuelles), d’une mise à plat des conditions de coopération entre enseignants et d’une reprise du questionnement théorique sur la conception et son enseignement (dans le sillage des réflexions de Boudon et de Callon).

4. Faire entendre la voix des sociologues en école d’architecture
Le sort réservé à la sociologie dans les ENSA est un cas d’école : elle varie, selon qu’elle concerne l’habitat (plutôt « digérée »), l’urbain (relations ambivalentes) ou les professions (plutôt ignorée). Selon certains enseignants en sciences humaines (Haumont), la mise à l’écart de pans sociologiques pourrait tenir au refus de résultats qui ne cadrent pas avec les « représentations dominantes » des architectes. Ainsi en serait-il des conclusions sur la diversification des métiers qui, bien qu’attestées, n’arrivent pas à pénétrer les écoles, ni les agences. Il existerait « une ligne de crête très délicate » avec leurs confrères, les obligeant, pour être entendus, à les conforter avant d’émettre des critiques – « conforter » au sens de partager des implicites. Aujourd’hui, les sociologues endossent divers rôles au sein des ENSA : la mise en place du système LMD leur procure une place de choix dans la confection de séminaires et l’encadrement de mémoires et de doctorats visant l’élaboration d’une pensée analytique. En ce qui concerne leur participation aux ateliers de projet, deux types de contributions existent : l’un, courant, au moment de l’évaluation finale ou l’autre, tout au long ou à des étapes-clés, pendant l’exercice de conception. Dans ces deux cadres, le sociologue peut incarner un « aiguillon à la créativité » (Violeau), il peut aussi apporter « une culture du questionnement » (Zetlaoui-Léger), soit une capacité à engendrer une réflexivité chez les étudiants en les amenant à déconstruire leur démarche et reformuler leurs intentions. Ce sont d’ailleurs bien souvent les sociologues qui produisent les évaluations les plus argumentées au sein de jurys volontiers allusifs, sinon contradictoires. Les relations parfois défiantes qui se nouent avec les enseignants de projet peuvent rendre cette position inconfortable, surtout en début de carrière. Certains renoncent à ces sollicitations ou soulignent la nécessité d’une complicité intellectuelle préalable. En tout cas, aucune « assurance statutaire » ne jouerait de rôle dans cette histoire : « Ce n’est pas parce qu’on est sociologue que l’on a le droit à la parole », y compris quand on a gravi les plus hauts échelons académiques. Reste un implicite qui ne favorise pas toujours les relations : le « programme » se trouve bien souvent nappé d’un flou artistique…

ATELIER 2 | RAPPORTS ENTRE FORMATIONS ET MILIEUX PROFESSIONNELS

Tenues par une exigence de « réalité », les formations en architecture et en urbanisme se nouent autour d’une question-clé : comment rattacher les savoirs aux pratiques ? Et par extension, le temps de l’enseignement à la vie professionnelle ? Ce questionnement suppose d’articuler l’offre de formation au marché de l’emploi dans lequel s’inscrivent les formés, à court comme à long terme, dans un domaine porté par des acteurs multiples ne soutenant pas beaucoup des définitions partagées. Cette hybridité fondamentale peut être documentée en multipliant les perspectives : suivis des parcours étudiants, retour sur des mises en situation « réelle », comparaison entre métiers. Flous, contradictions, inconfort : les « remparts » de réflexivité édifiés par les écoles et instituts se révèlent sous tension constante, rappelant qu’ils sont loin d’être étanches aux enjeux professionnels.

1. Urbanistes et architectes débutants : un parcours de légitimation inversé
L’accès aux premiers emplois éclaire les difficultés qui accompagnent les premiers pas des diplômés en dehors de l’école. L’observation d’urbanistes débutants ayant adopté le statut d’autoentrepreneur à la suite d’un entretien d’embauche, montre qu’ils font vite l’expérience d’une grande informalité qui complique la valorisation de leur travail, voire leur rémunération (absence de contrats, négociations orales). Ils se retrouvent malgré eux impliqués dans plusieurs formes d’irrégularités : au regard du droit du travail (salariat déguisé, paiement au noir) comme à celui du droit de l’urbanisme (apprentissage du contournement des règles des marchés publics par… leurs donneurs d’ordre). Le statut qu’ils avaient concédé entraîne ainsi deux sources de frustration : le sentiment de réaliser des tâches subalternes déconnectées d’une démarche d’ensemble et celui d’une décrédibilisation liée à leur structure. Bien qu’également fortement soumis au statut d’autoentrepreneur, les jeunes architectes semblent moins confrontés à ces problèmes de reconnaissance : leur diplôme leur confère une légitimité de fait. Ils sont même « beaucoup trop légitimes par rapport à ce qu’on va leur demander de faire » (Prost). Le modèle canonique de l’exercice de cette profession tend toutefois à s’infléchir. Deux stratégies étudiantes semblaient déjà émerger il y a quinze ans : un premier parcours dit « orthodoxe » était surtout emprunté par des hommes qui étiraient le temps des études, travaillaient en agences, fréquentaient des cafés partagés par la profession… Misant sur une capitalisation sociale, ces derniers suivaient une sorte de formation par alternance et se reconnaissaient dans une conception dite « fondamentaliste » de l’architecture. Un deuxième parcours dit « hétérodoxe » était quant à lui suivi par des étudiants issus de « nouveaux publics » qui déployaient un mode de capitalisation plus scolaire, en effectuant leurs études plus près du temps imparti et en les prolongeant volontiers. Cette répartition se retrouve dans le monde professionnel : 70 à 90 % des architectes en agences n’ont pas de formation complémentaire contre 50 % chez ceux du secteur public, parapublic, etc.

2. Expliciter ou ne pas expliciter les compétences des étudiants ?
Au cours des dernières décennies, la population dans les formations du supérieur a connu de profonds bouleversements : augmentation des effectifs, démocratisation relative, féminisation (en ENSA, les femmes représentent plus de la moitié des étudiants aujourd’hui). Conjuguées à des pressions externes, ces transformations influent sur les enseignements, en tendant notamment à instaurer des parcours différenciés. Faut-il pour autant référer les formations des architectes et des urbanistes à des compétences ? Soit identifier des tâches et circonscrire des périmètres d’action à l’aide de référentiels ? Dans l’enseignement de l’architecture, l’harmonisation européenne s’est traduite en France par la mise en place d’une habilitation à la maîtrise d’œuvre (HMO) à l’issue du cycle master, qui exige un type d’évaluation explicite : une grille commune à l’ensemble des ENSA définissant des thèmes à aborder lors de la mise en situation professionnelle. En Belgique, le rattachement de l’enseignement de l’architecture à l’université en 2011 a conduit certains établissements à s’interroger sur la finalité des grades LMD. Ainsi la Faculté d’architecture de l’Université de Liège a-t-elle refondé son programme à l’aide d’une grille traçant des trajectoires professionnelles possibles. L’étudiant liégeois peut ainsi naviguer entre des parcours plus ou moins fléchés liés à des secteurs (public, associatif, privé), fonctions (recherche, maîtrise d’œuvre, conseil) et domaines d’activités identifiés (urbanisme, patrimoine, traditionnel). Pour certains (Chadoin), une telle explicitation des tenants et aboutissants de la formation prend le risque de gommer la part symbolique attachée au métier qui aide les architectes à définir leur espace de travail face à leurs concurrents. L’amplitude de la demande d’architecture actuelle ne serait pas sans lien avec un imaginaire qui ne saurait se passer d’une certaine ambigüité quant à leurs attributions. La force symbolique du titre serait, dans ce sens, plutôt à entretenir…

3. Instiller le monde extérieur à l’école
Quelles contraintes du monde extérieur apporter aux étudiants pour mieux les préparer ? Cette question donne lieu à une multitude de dispositifs : jeu de rôles où les étudiants deviennent tour à tour concepteurs, promoteurs, maires, etc. ; édifications in situ ; études pour des commanditaires ; stages en entreprise ; formation en alternance. Cet échantillon d’expériences pédagogiques révèle des engagements dans la « réalité » qui vont de la reproduction fictive de l’altérité, à l’introduction d’acteurs externes dans le giron des établissements, en passant par le déplacement d’étudiants au sein d’espaces professionnels. Ces exercices ont en commun d’éprouver de nouvelles capacités chez les étudiants, en particulier relationnelles (« savoir être »), et de les mettre aux prises avec des conditions instables (rapports de force, changements d’avis, etc.). Entre autres apprentissages, les jeunes s’initient à la résolution collective. Difficile toutefois de coordonner ces divers formats en un programme structuré, voire en une vision prospective : « On fait des projets et on est incapable de projeter nos écoles » (Prost). Le modèle du CHU est invoqué pour rappeler que les conditions sont bien différentes en médecine : population limitée, savoirs très contrôlés, pénétration graduelle du réel. Les expériences polymorphes des étudiants en architecture ou en urbanisme rendraient la comparaison caduque. Pour les ENSA, la HMO fait d’ailleurs plutôt figure d’obstacle dans le cursus, sans compter que les étudiants engagent le processus à peine sortis de l’école, limitant la portée d’un dispositif conçu comme un espace réflexif sur l’insertion professionnelle. L’Office professionnel de qualification des urbanistes (OPQU) pourrait proposer un modèle plus adapté : il évalue les candidats suivant leur temps d’activité professionnelle (de deux ans pour les détenteurs de masters d’urbanisme jusqu’à dix ans pour les personnes sans diplôme).

4. Des commandes à l’école : un espace ni universitaire ni professionnel
Une modalité de mise en situation réelle connaît un succès certain depuis quelques années dans les formations à la conception spatiale : des partenariats avec des commanditaires publics, semi-publics ou privés, donnant lieu à des études urbaines ou à des projets. Aux étudiants, ces formats de travail promettent des interactions avec des interlocuteurs impliqués dans des situations complexes. Aux partenaires, ils leur offrent des réflexions libres, voire critiques, de la part d’acteurs jugés neutres et inventifs. Ces immersions professionnelles mâtinées d’exigences universitaires s’accompagnent toutefois de grandes zones de flou voire d’inconfort, en particulier pour les enseignants bousculés dans leur rapport au savoir, qui voient leur légitimité mise en question. Ces tensions se dénouent souvent dans la relation et dans la reformulation des enjeux. Elles peuvent être limitées grâce à certaines mesures : élaboration d’un cahier des charges fixant en amont les attentes, évaluation par deux jurys, gestion des lieux et des moments d’évaluation, etc. À ce titre, la créativité apparaît en architecture comme un rempart efficace pour limiter les débordements. Le principal écueil de ces exercices réside dans le fait qu’ils donnent lieu à des transactions financières : les partenariats apportent de substantielles ressources aux écoles (5 000 euros par contrat pour le master en urbanisme de Nanterre) mais risquent d’entrer en concurrence avec les bureaux d’études et agences en fournissant des études à bon marché. Cette limite rappelle la forte perméabilité existant entre les lieux d’enseignement et le secteur professionnel duquel ils relèvent, qu’elle agisse de manière incitative (partenariats conclus avec d’anciens étudiants) ou problématique (conversion de contrats en commandes pour les enseignants-praticiens). Idem, des précautions peuvent être prises pour ne pas voir les objectifs pédagogiques dévoyés : réalisation d’études pour le compte d’acteurs moins dotés de moyens, refus de certaines commandes au périmètre concurrentiel, attention portée à la demande de communication, etc.

ATELIER 3 | DYNAMIQUES D’ÉVOLUTION DES FORMATIONS AUX MÉTIERS DE LA CONCEPTION SPATIALE

La période contemporaine est marquée par une montée en puissance des préoccupations environnementales et démocratiques jumelées avec une sévère crise économique touchant l’ensemble des métiers de la conception. Ces dynamiques affectent le quotidien des praticiens comme celui des écoles : des dispositifs participatifs sont intégrés aux opérations architecturales et urbaines, les établissements de formation se regroupent pour former de grandes entités façonnées sur le modèle LMD, les écoles développent des partenariats avec la société civile – sans que beaucoup de moyens ne soient toujours alloués pour mener à bien ces réorganisations. Ces transformations de fond interrogent la manière de former les futurs professionnels de l’espace : peut-on transmettre la « participation » ? L’interdisciplinarité ? Et si oui, à quelles conditions ?

1. Malgré un siècle d’histoire, un enseignement de la participation peu pérennisé
Si elles connaissent un regain d’intérêt au cours de la dernière décennie, les pratiques participatives ont une histoire vieille de plus d’un siècle, avec des fortunes diverses selon les époques et les lieux : des luttes urbaines en Belgique dans les années 1970 aux « projets intégrés » en vogue en Allemagne aujourd’hui, en passant par les enseignements de Geddes, Mumford ou Bardet pour les plus connus. Cette ancienneté traduit mal les difficultés de prise en charge actuelles de la participation dans les métiers de la conception spatiale comme dans leurs formations. C’est peut-être d’une part, parce qu’en dépit de leur antériorité, les expériences pédagogiques de ce type sont plus complexes et plus fragiles. Récemment, plusieurs enseignements se sont par exemple heurtés à la semestrialisation induite par la réforme LMD : la durée de six mois apparaît comme une barrière difficile à surmonter pour des pédagogies de projet plus exigeantes et davantage soumises aux aléas que le huis clos – en raison de la multiplicité des acteurs, de la lente construction de la relation, des échanges par définition incessants. Une durée de neuf mois à un an semblerait plus adéquate, même si des expérimentations semestrielles sont parvenues à faire leur preuve outre-Rhin grâce à des négociations avec les services pédagogiques pour autoriser de possibles prolongements. C’est peut-être aussi le signe, d’autre part, que ces actions ne se sont pas encore converties en pratiques professionnelles avec des carrières balisées : faiblement capitalisées, elles restent toujours à la marge. D’ailleurs, malgré les années, ces démarches sont toujours qualifiées d’« expérimentations ».

2. Dépasser l’interdisciplinarité en substituant les compétences aux savoirs ?
Les établissements de formation européens sont actuellement soumis à de grandes réorganisations : la mise en place de la réforme LMD, puis le regroupement géographique d’instances de recherche et formation portent ensemble une forte injonction à la clarification des objectifs pédagogiques comme à la mutualisation des savoirs disciplinaires. Ainsi l’adoption des trois grades LMD a-t-elle conduit l’équipe enseignante d’une école d’architecture de Berlin (Cottbus) à s’interroger sur le niveau requis pour son offre de licence et à repenser son programme en trois catégories de compétences à acquérir, sur lesquelles chaque enseignant est amené à éclaircir sa contribution (« compétences de conception », « savoir-faire et savoirs » et « compétences de communication »). Idem en région parisienne, la récente fusion de l’Institut français d’urbanisme (IFU) et de l’Institut d’urbanisme de Paris (IUP) a réuni des équipes aux cultures différentes et induit l’élaboration de nouveaux enseignements. La réorganisation pédagogique a notamment donné lieu à une réflexion par compétences soutenue par les universités et réalisée avec l’aide d’un consultant canadien. Cette démarche a identifié six compétences (« problématiser l’espace dans une perspective d’action », « concevoir et mettre en œuvre des dispositifs d’action », « agir dans un système d’acteurs complexes », etc.), substituant les « savoir agir » aux « savoir être » et « savoir-faire ». Plusieurs objectifs sont recherchés dans ce cas précis : initier les étudiants à diverses pratiques allant de la compréhension du jeu d’acteurs à l’initiation à la recherche, autant que leur donner des ressources pour évoluer dans leur future carrière et s’adapter à des contextes professionnels en évolution.

3. « Expérimenter son métier » sans risquer la précarité
Ces dernières années, les diplômés en architecture et urbanisme ont multiplié les démarches de coproduction expérimentales : la pénurie d’emplois qui touche cette génération semble se solder par un déploiement d’actions collaboratives menées par un ensemble de petites équipes pluridisciplinaires. Les jeunes gens manifestent là une envie de mettre à l’épreuve les pratiques de leur futur métier, de réagir à des programmes publics mal définis, d’entrecroiser les savoirs et de continuer à se former en guise d’entame à leur vie professionnelle. À l’heure où l’offre de doctorat en architecture est plus établie, certains souhaitent même revendiquer ces expériences en recherche-action, afin de « valoriser » des activités situées en marge des modes d’exercice classiques. Portées par un désir de réviser les pratiques courantes, ces démarches pourraient toutefois conduire les jeunes à ne pas pouvoir intégrer ultérieurement des cadres professionnels à forte inertie : celui des agences d’architecture ou d’urbanisme et leurs missions conventionnelles ou celui de la recherche scientifique et ses exigences de distanciation. Si leurs expériences de terrain révèlent des capacités d’initiative et d’inventivité indéniables, elles tendent parfois aussi au bricolage de dispositifs et de modes de rémunération. Même si nombreux sont les aménageurs à se réapproprier leurs productions à des fins de marketing territorial, cette spontanéité risque de décrédibiliser leur investissement et de les précariser sur le long terme. De ce point de vue, le suivi de collectifs d’architectes sur la durée révèle que certains ont dû modifier leurs trajectoires professionnelles une fois la trentaine passée. Cette envie d’expérimenter tout azimut pourrait toutefois être entendue et accompagnée par les instances pédagogiques : soit être intégrée au cours du processus d’apprentissage, soit en fin de cursus en imaginant un « sas » de type « post-master expérimentaux » (Grudet) avant d’intégrer le marché du travail.

4. Investir les processus participatifs du point de vue de la conception
Au cours des années 2000, les démarches participatives ont fleuri sur le territoire ouvrant pour les professionnels de l’espace un « marché de la participation ». Il n’en reste pas moins que la question d’intégrer ces processus en tant que « concepteur », au-delà de l’animation, reste ouverte pour les intéressés comme pour les enseignants. Aujourd’hui, les formations transmettent plutôt la participation par le projet. Développées avec des acteurs d’un territoire, elles passent plus volontiers par des « medias de la pratique » que par le jugement sur critères académiques et préfèrent les modes d’emplois aux recettes à appliquer. Face à des situations et interlocuteurs concrets, le risque reste toutefois grand de s’en tenir à l’analyse sans parvenir à dessiner de projets si la question suivante n’est pas posée : « La spéculation est-elle spatiale ou uniquement politique, économique ou programmatique ? » (Le Maire). La participation peut trouver d’autres formats d’enseignement au sein des écoles d’architecture pour couvrir des aspects qui vont de la gestion de groupe, à la connaissance des organisations en passant par les bonnes pratiques, les références, les problématiques. Mais quelle spécificité les concepteurs et maîtres d’œuvre pourraient-ils apporter à ces manières de faire la ville ? Au sein des collectifs, beaucoup de jeunes professionnels investissent la question en engageant leurs capacités à représenter et inventer des outils dits de « démocratie participative » (cartes interactives, plates-formes web, événements mobilisateurs, mobiliers conviviaux, etc.). D’autres assurent une présence sur le territoire pour informer, collecter la parole, aider à structurer des propositions (permanences régulières). Certains chercheurs les encouragent à mobiliser leur capacité à évaluer les formes, l’esthétique, pour laquelle ils ont été formés (Le Maire). Toujours est-il que les démarches de projet coproduisant des espaces avec des experts, la collectivité publique et/ou des habitants, en cours de cursus, se déroulent avec des acteurs porteurs de demandes sincères qu’il est important de baliser en termes de statuts (enseignant-mandataire, étudiants-stagiaires) comme de répartition des fonds (rémunérations pour les stagiaires, subventions, financement dédié à la valorisation des travaux). Deux raisons à cela : ne pas entrer en concurrence avec les professionnels et gagner en légitimité. En Allemagne, la mise en place d’une pédagogie participative s’est par exemple accompagnée de discussions avec les représentants de la profession, afin de dessiner les contours d’une mission à faire valoir sur le marché de l’emploi. Une négociation analogue en France pourrait aider les processus participatifs à sortir définitivement de la « débrouille ».

Voir en ligne : Lien vers la présentation des Rencontres Ramau 2015