Héland (L.)

De la conception à l’appropriation des outils et méthodes pour quartiers durables par les professionnels et les usagers

Lettre d’information Ramau, n°26, mai 2014.

7 mai 2014 / Articles scientifiques

Cet article propose d’explorer les conséquences de la diffusion inflationniste des labels et autres outils de l’urbanisme durable, et le renouvellement de leur contenu. Il examine les facteurs de ce renouvellement lié au changement d’échelles pour lesquelles ces outils sont conçus – celle du bâtiment versus celle du quartier – et à l’évolution des types d’acteurs auxquels ils sont destinés (professionnels et usagers).

Depuis la fin des années 90, la montée en puissance des enjeux environnementaux puis du développement durable se confirme dans le secteur du bâtiment et de la ville. Elle se traduit au niveau international par un foisonnement de réglementations, outils et démarches visant une meilleure prise en compte de ces enjeux en termes d’organisation du processus de projet et des systèmes d’acteurs, et de définition des contenus (gestion de l’eau, choix des matériaux, économies d’énergie, qualité des ambiances, etc.). Parmi les plus connus en France, la démarche HQE et le label BBC-Effinergie [1] concernent les bâtiments tandis que l’Approche Environnementale de l’Urbanisme, animée par l’ADEME [2] et proposée aux collectivités locales, vise l’échelle de territoires urbains.

Alors que les projets d’écoquartiers se multiplient en Europe, puis en France à partir de la fin des années 2000 sous l’influence du Grenelle de l’environnement (Zetlaoui-Léger (dir.), 2013a), plusieurs enquêtes exploratoires montrent que ces outils et démarches d’une architecture ou d’un urbanisme durables se tournent peu à peu vers les spécificités de cette échelle “intermédiaire” que représente le quartier [3]. Ils sont alors mobilisés dans le cadre de projets d’aménagement et / ou de renouvellement urbain (Blum & Grant, 2006 et Heland, 2008). Cette tendance s’accompagne du renouvellement des contenus et d’une évolution des types d’acteurs qui vont être en mesure de les utiliser. Les changements laissent apparaître des liens importants entre le degré de technicité des outils et les publics visés, par une adaptation ou un ajustement des premiers aux seconds. Ces outils et démarches opérationnelles, dédiés au quartier, semblent favoriser des pratiques différentes de conception et d’aménagement en suscitant notamment des collaborations nouvelles entre les acteurs professionnels et avec les usagers.

L’aménagement durable du quartier, une échelle d’action spécifique pour les acteurs professionnels ?

Une première caractéristique de ces outils et méthodes porte sur la nature de leurs objectifs. En effet, l’analyse montre la corrélation entre les mécanismes de production, les destinataires de ces outils et la nature politique ou technique des objectifs poursuivis dans les opérations.

On distingue en premier lieu un objectif politique qui agit plutôt comme stimulateur. Il oriente les politiques de la construction vers un plus grand respect de l’environnement et une économie énergétique. L’incitation provient en général d’un organisme public ou affilié à ce dernier. C’est le cas des démarches AEU (Approche Environnementale de l’Urbanisme) et ATEnEE (Actions Territoriales pour l’Environnement et l’Efficacité Énergétique) animées par l’ADEME en France. L’AEU vise par exemple à “faciliter l’intégration des politiques environnementales dans le projet (…) et concrétiser les principes d’une qualité urbaine durable” [4]. La montée en puissance en 2001 des thématiques environnementales dans les documents d’urbanisme est à l’origine de ce dispositif : il s’agit alors pour l’ADEME d’adapter ces objectifs politiques aux contextes locaux. Les contrats ATEnEE procèdent quant à eux d’un appel à projets lancé en 2002, à l’initiative de plusieurs partenaires publics [5], afin de permettre aux acteurs locaux d’intégrer, dans leurs politiques locales, les enjeux environnementaux d’efficacité énergétique et de réduction des émissions de CO2. L’ADEME contribue par ailleurs à une réflexion partenariale sur les critères d’un développement durable à l’échelle du quartier, avec l’association des Ecomaires, le ministère de l’Environnement et l’ARENE [6]. Au Royaume-Uni, des organismes publics ou affiliés encouragent des outils à vocation similaire : le Building Research Establishment [7] met en place en 2003 un outil (Sustainable Checklist for Developments) inspiré du BREEAM (Building Research Establishment Environmental Assessment Method) tandis que l’Université de West England, propose un outil spécifique pour les projets de “régénération urbaine durable” (The Regeneration Balance Sheet) en association avec des partenaires publics (le Département des Transports, des gouvernements locaux et des Régions du Royaume-Uni) afin de former les professionnels aux techniques d’évaluation de ce type de projet. Aux Etats-Unis, plusieurs méthodes de planification urbaine visant la durabilité sont proposées aux communautés locales pour les aider à monter des projets seules ou en association avec des partenaires publics (notamment PLACE3S) [8].

Le second objectif, d’ordre technique, consiste à créer ou améliorer des outils d’évaluation environnementale existants pour en généraliser l’utilisation. On observe ce processus plus particulièrement à l’occasion de projets de recherche. C’est le cas du projet européen HQE2R conduit en France par le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) qui a développé, avec ses partenaires, des outils d’aide à la décision (ENVI, INDI, ASCOT…) [9] permettant d’intégrer le développement durable dans les projets d’aménagement ou de renouvellement urbain pour la première fois à l’échelle des quartiers (Blum, 2007). On recense aussi le réseau thématique européen CRISP [10] qui a pour objectif d’identifier et de diffuser des indicateurs de développement durable pour la construction et la ville. Ce réseau est dirigé par le CSTB et le Valtion Teknillinen Tutkimuskeskus (VTT), respectivement les organismes institutionnels français et finlandais de recherche dans le bâtiment. Avec ce même objectif technique, certains outils ont été développés par des professionnels, voire des organisations non gouvernementales, pour répondre à leurs besoins particuliers d’aide à la décision (par exemple INDEX et Smart Places qui utilisent des indicateurs pour évaluer les plans d’aménagement des communautés locales aux Etats-Unis). Aussi, ils cherchent à répondre aux besoins d’évaluation des projets de quartiers du point de vue de la durabilité (City Green un autre outil conçu aux Etats-Unis, évalue par exemple les potentialités physiques des sites et modélise des scenarii de développement). La variation de l’échelle de référence est caractéristique de ces outils. La majorité d’entre eux ont été conçus initialement pour être utilisés à d’autres échelles que celle du quartier (celle du bâtiment notamment) et ont donc dû être adaptés pour devenir opérationnels à une échelle territoriale plus large. Ce changement important dans la destination territoriale des outils induit une réorientation vers de nouveaux utilisateurs potentiels : les acteurs des collectivités territoriales. Cette réorientation va avoir deux conséquences. La première est une modification du degré de technicité des outils proposés : la proportion d’outils à base de logiciels de calculs ou de modélisation, parfois complexes à manipuler, diminue au profit d’outils plus didactiques d’aide à la décision. L’ADEME propose par exemple avec ses outils (AEU, ATEnEE) une assistance à la conduite de projet. De son côté, si l’outil américain City Green propose un logiciel d’analyses statistiques complexe, il crée également des cartes dont la compréhension est facile et accessible aux non professionnels. La seconde conséquence est une ouverture de ces outils aux habitants et usagers qui sont invités à intervenir dans le processus d’utilisation de l’outil par la collectivité locale, voire parfois à s’approprier ces outils pour les utiliser eux-mêmes.

Acteurs concernés : une redistribution des cartes entre professionnels et usagers

La nouveauté ainsi introduite par ces outils et méthodes se retrouve dans la place accordée à la dimension participative. Au-delà d’une aide au dialogue entre les acteurs impliqués dans le projet, il s’agit, dans les objectifs affichés, de faire participer la société civile, les habitants et les usagers, à la définition même du projet et à son évaluation. Cette approche est mise en avant comme un pivot essentiel d’une démarche se réclamant du développement durable. Deux catégories de dispositifs émergent de cette dimension participative : l’une propose aux membres de la société civile de prendre part à un processus d’aménagement ; l’autre est destinée à aider la société civile dans la conduite de ses propres projets d’aménagement ou de leur évaluation.

Dans la majorité des situations, les outils et méthodes de la première catégorie semblent s’adresser aux populations habitant déjà sur place, dans le cadre d’opérations de rénovation de l’existant. C’est le cas des outils analytiques du CSTB / La Calade issus du programme HQE2R : ils invitent les habitants et usagers à prendre part à l’évaluation des indicateurs, constituant ainsi un forum de discussion pour le futur quartier. La démarche HQE2R dit rechercher l’intégration du citoyen dans les décisions concernant la ville et favoriser un nouveau système de gouvernance associant élus locaux, habitants du quartier et partenaires privés. Ainsi, les initiateurs du programme font le postulat que, durant toute la démarche du projet urbain, les habitants seront associés à différents degrés. Selon les outils, ils distinguent des niveaux d’implication différents. Dans le même ordre d’idée, la démarche Sustainable Checklist for Developments mise en place par le Building Research Establishment (BRE) et les critères d’évaluation des projets urbains durables proposés par l’association des Ecomaires s’appuient sur les expériences existantes de démocratie participative.

La seconde catégorie de dispositifs, plutôt d’origine anglo-saxonne, tend à favoriser des projets et des conduites portés par les habitants. Elle est constituée de méthodes de planification et d’évaluation destinées à aider les communautés locales à mettre en œuvre le développement durable de leur territoire. Ainsi, PLACE3S propose une démarche permettant aux citoyens d’évaluer si une opération contribuera ou non à la préservation de l’environnement. La méthode s’adresse également à des associations de quartiers travaillant avec les autorités locales afin d’élaborer un Community Plan. De son côté, le système INDEX d’aide à la décision utilise une batterie d’indicateurs pour expertiser les Community Plans. Utilisé depuis 1994, c’est aujourd’hui l’un des outils de planification le plus utilisé aux États-Unis [11] dans le Community planning, destiné en particulier aux projets visant une croissance urbaine raisonnée. Smart Places est, à son tour, un système de modélisation de ressources permettant à des utilisateurs “non familiarisés à la technique” de définir des scénarios d’aménagement puis de les évaluer.

Conclusion

Pour la majorité de ces outils et démarches opérationnelles, la prise en compte des principes d’un développement urbain durable se traduit par la volonté d’ajuster les objectifs et modes opératoires aux spécificités des contextes locaux. Cet ajustement des outils englobe deux dimensions qui se veulent complémentaires. La première porte sur l’adaptation au contexte territorial ou géographique, au sens de l’environnement physique existant. La seconde prend en considération le contexte politico-administratif, en questionnant d’une part la complémentarité et l’articulation des outils proposés avec ceux déjà existants et, d’autre part, leur ouverture à des acteurs non professionnels de l’urbanisme, comme les habitants et les usagers.

Toutefois, au regard de recherches récentes sur les processus d’aménagement d’écoquartiers en Europe et en France (Heland, 2008 ; Zetlaoui-Léger (dir.), 2013a), on peut s’interroger aujourd’hui sur les mécanismes de réception et d’appropriation de tels outils par les acteurs de terrain. Ces mécanismes sont encore peu connus et constituent cependant un défi majeur des projets d’aménagement actuels. Ces recherches montrent un écart entre les intentions des concepteurs des outils et méthodes que nous venons de présenter, et la manière dont leurs utilisateurs potentiels les mobilisent – ou non – sur le terrain. Ainsi, on observe que les outils les plus utilisés sont plutôt de type institutionnel et technique (HQE, AEU, BBC, BREEAM, etc.) [12] et sont le plus souvent associés à la mise en place d’un management technique du projet, aux dépens de l’ouverture citoyenne de l’outil (Zetlaoui-Léger, 2013b).

Pour les autres outils présentés ici, dont l’originalité réside dans l’implication nouvelle des habitants ou usagers, les recherches précitées [13] montrent que leur utilisation reste souvent ponctuelle et peu institutionnalisée. Il apparaît que les acteurs des opérations d’écoquartiers préfèrent soit élaborer leurs propres outils selon leurs besoins, comme l’ont fait les concepteurs des quartiers de Viikki en Finlande ou de Hammarby près de Stockholm en Suède, soit emprunter ponctuellement des outils existants, destinés à d’autres échelles – celles du bâtiment ou de la ville – pour les adapter à leur projet et répondre aux objectifs de durabilité qu’ils se sont fixés. On peut en déduire que l’intérêt principal de ces outils, à l’échelle des quartiers et pour les acteurs des collectivités locales, réside aussi bien dans le processus qui a conduit à leur fabrication ou leur appropriation, que dans l’outil lui même et les résultats obtenus (Jegou et al., 2012). Si la généralisation et/ou l’institutionnalisation de ces outils restent un défi, l’analyse des écoquartiers français (Zetlaoui-Léger (dir.), 2013b) montre toutefois que les outils institutionnels existants, comme la “grille” écoquartier en France, servent de catalyseurs aux collectivités locales dans l’improvisation de leur propre processus.

Références bibliographiques :

Blum A., Grant M., 2006, “Sustainable neighbourhoods : Assessment tools for renovation and development”, Journal of International Research Publications, Issue Ecology, Vol 1, pp. 35-52.

Blum A., 2007, “HQE2R – Research and Demonstration for Assessing Sustainable Neighborhood Development”, in Deakin M., Mitchell G., Nijkamp P. & Wreeker R., Sustainable Urban Development : Volume 2 ; The Environmental Assessment Methods, Routledge Ed., pp. 412-428.

Heland L., 2008, Le quartier comme lieu d’émergence, d’expérimentation et d’appropriation du développement durable. Analyse à partir des processus d’aménagement de deux quartiers européens, en Allemagne et au Danemark, thèse en aménagement et urbanisme, Université de Tours, 480 p.

Jégou A., About de Chastenet C., Augiseau V., Guyot C., Judéaux C., Monaco F.-X., Pech P., 2012, « L’évaluation par indicateurs : un outil nécessaire d’aménagement urbain durable ? », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Aménagement, Urbanisme, document 625, mis en ligne le 04 décembre 2012, consulté le 01 septembre 2013. URL : http://cybergeo.revues.org/25600 ; DOI : 10.4000/cybergeo.25600

Zetlaoui-Léger J. (dir.), Fenker M., Grudet I., Gardesse C., Heland L., 2013a, La concertation citoyenne dans les projets d’éco-quartiers en France : évaluation constructive et mise en perspective européenne, rapport final du programme de recherche Concertation, Décision, Environnement, ministère de l’Ecologie du développement durable, du logement et des transports.

Zetlaoui-Léger J. (dir.), Fenker M., Leonet J., Thonnart A., 2013b, Démarches, processus et procédures engagés dans le cadre de la réalisation des premiers projets d’ÉcoQuartiers en France, ministère de l’Egalité des territoires et du logement, Bureau AD4, rapport intermédiaire.

Notice biographique

Laure Heland a étudié l’écologie et de l’aménagement du territoire, et est docteur en aménagement de l’espace et urbanisme de l’Université de Tours. Elle est maître-assistant à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette et membre du LET (UMR-CNRS LAVUE) où elle mène des recherches sur la territorialisation des politiques de développement durable et l’analyse des dynamiques participatives des acteurs du projet architectural et urbain, en France et en Europe.
Page personnelle :
http://www.let.archi.fr/spip.php?article10650&lang=fr&let_rubrique=2

Notes

[1La démarche multicritères HQE (Haute Qualité Environnementale) a été créée en 1996 (voir http://www.assohqe.org) tandis que le label BBC (Bâtiment Basse Consommation) a été proposé en 2006 par l’association Effinergie (http://www.effinergie.org), davantage orientée sur la performance énergétique des bâtiments.

[2Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie, établissement public français à caractère industriel et commercial, placé sous la tutelle conjointe des ministères en charge de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, et de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

[3Ce travail s’appuie sur un recensement détaillé, sans toutefois se vouloir exhaustif, d’outils et de méthodes se rapportant à l’échelle du quartier et effectué en Europe et partiellement en Amérique du Nord sur la période 2005-2008, dans le cadre d’un travail de thèse (Heland, 2008). Ce recensement se fonde sur le déclaratif de plusieurs sources de la littérature et sur les ressources internet de chacun des outils et méthodes. Il est présenté dans les annexes de la thèse.

[4Voir le site http://www2.ademe.fr/servlet/KBaseShow?sort=-1&cid=96&m=3&catid=23376 consulté le 30 novembre 2012.

[5Ministère de l’Environnement et du développement durable, Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie, Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale.

[6Agence Régionale de l’Environnement et des Nouvelles Energies

[7Building Research Establishment, un équivalent britannique récemment privatisé du CSTB. Voir http://www.bre.co.uk/

[8PLACE3S résulte d’un partenariat entre la Commission pour l’Energie de l’Etat de Californie, le Département de l’Energie de l’Etat de l’Oregon, et le Bureau pour l’Energie de l’Etat de Washington. Voir http://www.smartcommunities.ncat.org/articles/place3s.shtml

[9La démarche HQE2R (du nom donné au projet de recherche européen) associe plusieurs outils tels que l’ENVI (ENVironmental Impact) et l’INDI (INDicators Impact) permettant d’élaborer le profil environnemental et de développement durable d’un quartier, ou encore l’ASCOT (Assessment of Sustainable Construction and Technology cost).

[10Lancé depuis la France en juin 2000 et clôturé en juin 2003, le réseau CRISP a permit de produire une base de données réunissant et documentant les indicateurs et systèmes d’indicateurs de développement durable existant dans le secteur de la construction (produits, bâtiments) et au niveau des villes.

[1180 organisations locales sont aujourd’hui équipées dans 25 États Américains.

[12Une enquête de 2012 portant sur l’usage de cadres normatifs par les chefs de projet d’écoquartiers en France montre que sur 66 réponses, 38% se réfèrent à l’AEU, 12% se réfèrent à la démarche HQE, 10% aux procédures de certification ISO 14001 (Zetlaoui-Léger (dir.), 2013b).

[13Analyse à partir d’un corpus de 50 opérations de quartiers durables européens recensés entre 2005 et 2008 (Heland, 2008) et d’un corpus de 120 opérations françaises entre 2009 et 2012 (Zetlaoui-Léger (dir.), 2013).